La fleur au fusil

Il était une fois les premiers jours, centimètres, combats organiques, puis le cri du commencement. Henri Lejeune est un tour de magie. Né le 19 janvier 1951, poids plume de 4,200 kilogrammes émerveillant l’horloge pointée de ses aiguilles sur le X et le II, il est l’illustration parfaite d’un sourire pour les heures que son grand-père aime écouter par le biais du service téléphonique en haut parleur : au quatrième top, il sera exactement l’atmosphère active d’un passé qui n’est plus. « C’est la première fois qu’on me traite d’atmosphère ! ». La réplique est d’époque, la suite c’est Arletty criante sur un pont… Chez Pépé, on mûrit la cueillette de framboises au bout du fil. Premières dents coquines de grignotage en tout genre et quelques mots d’embrouille font valser la famille. C’est ainsi qu’opère sans tarder le charme du mauvais garçon. Henri c’est Toto, le rôle qui lui colle à la peau attribué par un de ces voisins témoin de la rouerie infantile et coutumière. Au début, les grands comptent pour les acteurs principaux de leur époque. Chaque instant agrémente démesurément l’avancée d’une vie, Toto en fait des histoires intenses de partage. Pas un temps mort ou une minute de répit, il ne le supporterait pas de toute façon. Et lorsqu’il ne fait pas des siennes, les aventures viennent à lui au galop dans un paysage congolais, destin acharné de péripéties curieuses et hors du commun. A 8 ans, une balle meurtrière frôle sa tête désobéissante sur le pont d’un bateau. Il aime toutes les filles à 10 ans, en particulier sa mère avant tout femme de son père qui porte le même prénom. Entouré de trois soeurs et un petit frère, il entretient sa renommée à la sortie des sentiers battus, copains à bâbord. Ado, les sens croisent l’horizon d’un bel homme grand, brun, ténébreux au coeur tendre que l’enfant terrible ne quittera jamais.

54 ans d’âge, le 5 février 2005, Toto répond enfin à mon dixième appel de la soirée : « je t’aime Emilie, c’est fini. »
Depuis, il est l’âme eRRante de ma vie tirée par cette balle perdue étouffant son émoi.

Toto avait une puce apprivoisée dans son paquet de cigarette qui, dès qu’elle me voyait, sortait le bout de son nez. Une patte en bois la caractérisait suite à une opération vitale au microscope qui la sauva d’une blessure. Boiteuse de ce fait, elle rebondissait, enjouée, sans que je puisse l’apercevoir ne serait-ce qu’une seconde ! Néanmoins, un après-midi d’été caniculaire, à force d’attention, je l’ai vue, là, pointée par le doigt indicatif de son maître, à l’affût du moindre mouvement : elle a sauté dans mes cheveux. La joie engendra un câlin réconfortant face aux doutes latents quant à la sincérité des propos de Toto. Il ne fallait surtout pas l’écraser, la puce à la fragilité certaine savait piquer de douceur. Son appartement liégeois était tapissé de bandes dessinées en tout genre, les Lejeune sont des collectionneurs, lui toujours plus que les autres. Les derniers jeux en vogue ornaient son salon chaleureux, les pièces d’échecs en rangées paraissaient immense à travers le cristal des carafes destinées aux bouteilles rares de la chasse aux trésors millésimés. Tout ce dont rêvaient les enfants se côtoyait chez Toto et Elliot, son labrador beige, une caresse de gentillesse. Les couleurs intensifiaient la générosité. Une promenade en quatre-quatre et nous voici tous deux, amoureux, main dans la main, en visite annuelle chez les commerçants du coin, enchanteurs de cadeaux pour maman, sa soeur aimée. J’étais sa fiancée du jour et les femmes me regardaient d’envie du haut de mes 12 ans. Nombreuses étaient les actrices de ses dérives, je le sentais bien. Il aimait décorer les intérieurs la main sur le coeur mais lui, je me demande qui le décorait vraiment. La force impressionnante de ses bras façonna ma vieille maison du sud en un chef d’oeuvre de bien être. J’admirais, émerveillée, son visage et ses grandes mains laborieuses. Son ventre grossissait au fil des mets et ses cheveux s’éclaircissaient quand je grandissais. Je ne lui connaissais que les chaussures bateaux pour ses petits pieds. Les surprises envahissaient nos retrouvailles grandioses, trop éloignées, hélas, les unes des autres.

L’éternité de ces sentiments momentanés éblouit inlassablement mes yeux de filleule.
Le grand homme n’eût jamais d’enfant, il n’en demeure pas moins un papa de mes jours heureux.
Aujourd’hui, je songe à son immense trou dans le corps.

Il est mille fois mon passionné. Adulte, Toto plonge souvent dans les profondeurs étourdissantes de l’humanité. Inconsolable de séparations douloureuses, victime de ses propres qualités, on ne peut tout aimer sans peiner quelques uns qui nous peineront en retour. Lorsqu’il remonte à la surface, la respiration exige l’acceptation du temps qui passe et de ceux qui ne comptent plus pour nous. Oh ! Mon cher Toto ! Je sais maintenant le chagrin d’indignité familiale, l’absence de ceux qui balançaient l’équilibre, la particularité d’un caractère à part entière. Je connais cette femme coupable de méchanceté pour le pire. Le malheureux poison coule en toi, la tragédie afflue abondamment pompée par le courant infaillible de ne plus être à la hauteur des sommets atteints autrefois. C’est tellement facile pour ceux qui ne se sentent jamais coupable de rien ; combattre ses propres démons plus que de raison est la pire des mortalités. Ton oncle s’est noyé, les aiguilles du temps du vieux Pépé ne parlent plus, et toi, mon parrain, tu coules sans bouée dans le rouge criminel d’une balle striée de vulnérabilité. Finalement ton désespoir a la force d’offenser les pires d’entre nous, l’impact est décisif. Le chant des baleines ondule dans mes oreilles, auprès de lui j’entends ta peine scandaleuse et enivrante de puissance. Le massacre des baleines maintenant proscrit de justesse, qui donc aurait pu te libérer ? Je me bats pour elles comme pour toi car il n’y a plus assez de toi dans les alentours, je ne suis plus couvée, vois-tu ? En séquence sans con, je décore en ta mémoire mon intérieur de beaux tissus, de fleurs au fusil et balle à blanc. J’espère un jour te rendre la pareille, dans une autre vie, ailleurs, là où tu seras. Maman est précieuse de fragilité brute, c’est un peu mon diamant de votre Afrique ; mon oncle, tu as toujours son éclat à la place du tRou au côté gauche.

Toto, je t’aime aussi.

© Emilie ZébeRt

« Parfois, lorsque je levais les yeux vers elle, assis derrière la table, dans mes culottes courtes, il me semblait que le monde n’était pas assez grand pour contenir mon amour. » Romain Gary.

6 réflexions au sujet de « La fleur au fusil »

  1. C’est beau princesse….tu en parles magnifiquement de ton Toto…y en a une qui doit être fière et émue… 😘😘

  2. Oui ma Mimi tu le voyais avec tes yeux d’enfant et tu en gardes un très beau souvenir. C’est magnifique de pouvoir aussi bien parler (écrire) des gens qu’on aime… Je pense qu’il aurait été très fier et très ému par ce récit. En tout cas moi je le suis pour lui. Je t’aime pour tout ce que tu es et tout ce que tu donnes avec si peu de retenue. 💛

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